Entre nous soit dit...


Le lion
Lorsque j'étais écolier, le Maître régnait sur un empire dont les
bornes atteignaient tout juste l'enceinte de l'école… et un peu au-delà ! Ses jugements étaient indiscutables, tout comme devait l’être son savoir, car il ne semblait jamais consulter la
bible qu'était l'unique dictionnaire Petit Larousse de cette classe. La sévérité du Maître se devait d’être à la hauteur de sa noble tâche; et lorsque nous avions fait quelque bêtise, il était inutile d'aller nous plaindre auprès de nos parents.
Pourtant, je me plaisais à imaginer qu'un autre personnage lui disputait son autorité. Ce personnage, ne l'avait-on pas enfermé dans une cage grillagée? De plus, il trônait bien en évidence au milieu de la pièce, son corps de fonte était prolongé par une queue qui montait vers le plafond, puis bifurquait à angle droit avant de disparaître dans le mur. Il reposait sur quatre pieds dont la forme rappelait les pattes d'un lion, Roi de l’Afrique ! Il était plutôt silencieux, et n’intervenait jamais au cours des leçons. Pourtant. il lui arrivait de ronronner bruyamment, lorsqu'on l'avait trop bien nourri. En effet, il faisait l'objet d'un culte assidu, dont les "vieux" de quatorze ans étaient les grands prêtres. Ces élèves, qui devaient passer le Certificat d'Etudes, lui préparaient ses repas quotidiens. Pour le petit déjeuner, il s'ouvrait l'appétit avec du papier froissé, du fagot, et enfin du bois coupé menu à la hachette par les grands, ceux du Certif. Ce cérémonial se déroulait dans le bûcher ; et à l'évocation du mot « bûcher » surgissait l'image de Jeanne d'Arc brûlée vive par la faute de l’infâme évêque Cauchon. En plat de résistance, mon fauve ingurgitait quelques seaux de charbon. On m'avait bien expliqué que des mineurs descendaient au fond de la terre pour extraire ce combustible. Mais comment la Nature avait-elle pu fabriquer de tels boulets, bien lisses, tous identiques, parfois ornés de deux au trois équateurs en leur milieu?
Toujours est-il que mon fauve avalait sans sourciller ses différentes rations. Mais lorsqu'on l'avait un peu trop gavé, il se mettait à ronfler: il en rougissait de plaisir, et rayonnait de bonheur. C'est alors qu'avait lieu le miracle. Son corps devenait translucide, et l'on pouvait distinguer tout ce que contenaient ses intestins. C'était comme quand le Maître, profitant du malheur des autres, saisissait l'opportunité d'un bras cassé pour récupérer les radiographies de la victime : nous pouvions ainsi "voir" l'humérus, le radius et le cubitus. Comme j'aimais ces leçons de sciences!
Mon fauve, c'était vraiment le Roi; en classe, il marquait son territoire à l'odeur; parfois à l'aide d'une fumée épaisse et irrespirable; parfois il lâchait
jusque sur le parquet quelque braise incandescente; c'est peut-être pourquoi, nous autres, les « petits », nous ne pouvions pas l'approcher; nous devions, comme au zoo, rester derrière
les grilles.
Inévitablement, je me prenais à rêver que le royaume de mon fauve figurait sur les cartes de géographie "Vidal-Lablache" qui ornaient les murs de la classe. Ses territoires, dont l'A.O.F. et l'A.E.F., m'apparaissaient en vert sale et marron délavé qui symbolisaient mal à mes yeux sa Toute-puissance sur le continent africain.
C'est grâce à Tintin, le célèbre compagnon du capitaine Haddock, que j'avais appris à
connaître l'Afrique ainsi que l'existence du Congo… ( et aussi certains jolis jurons tels que Australopithèques, bachibouzouks, ou mille millions de
mille sabords!) Mais cela, bien évidemment, à l'insu du Maître; car à cette époque, les albums n'étaient pas en odeur de sainteté dans les écoles ( on ne disait pas encore B.D.); nous faisions
donc circuler discrètement "le sceptre d'Ottokar" ou "les 7 boules de cristal", sachant que nous prenions des risques délicieux... En matière de littérature, Victor Hugo était le Maître
incontesté, mais son poème "Océano nox" demeurait bien mystérieux pour le jeune enfant que j'étais. J'y préférais le bon La Fontaine, ou les aventures
de l'enfant d'éléphant, au bord du fleuve Limpopo.
Au printemps, avec le retour des hirondelles, mon fauve disparaissait de la classe. Tout comme les cloches partaient pour Rome à Pâques, je m'imaginais qu'il retournait en Afrique afin d'inspecter son royaume, et faire des réserves de chaleur qu'il nous distribuerait à son retour. Effectuait-il un voyage inverse à celui des oiseaux migrateurs? Hibernait-il, prenant la place des ours ou des marmottes ? Je n'ai jamais bien su...
Ce fauve n'était qu'un banal ... poêle à charbon!
Mais il avait pris dans mon imaginaire une place de choix.