Coup de tonnerre
Il est des jours où on ne voit pas beaucoup plus loin que le bout de
son nez. Et qu’on ne soupçonne pas un seul instant ce qui va arriver.
Imaginez cinq ou six
personnes rassemblées dans la salle d’attente d’un cabinet commun à trois ophtalmos.
Pas un bruit…
Il est 8
heures du matin, les consultations ne sont pas encore commencées.
Tout ce petit monde s’éveille
gentiment à la vie dans une ambiance feutrée où l’on entendrait voler une mouche.
A ma gauche,
une petite dame vêtue de noir se penche doucement vers moi et, presque à voix basse, me demande timidement :
« Kiksè vot’ ophtalmo ? »
Et moi de répondre posément:
« C’était madame X… »
Mais je n’ai pas le temps d’aller
plus loin ; la simple audition du nom de « madame X » semble provoquer chez ma voisine comme une sorte d’orage imprévisible qui éclate
bruyamment.
« Ah, la salope ! » tonne-t-elle avec courroux.
Ce n’est plus la même
personne qui se trouve à côté de moi. Elle est devenue subitement hors d’elle !
Et d’enchaîner :
« C’est là aussi que j’allais… Mais quand j’lui disais qu’j’y voyais même plus pour conduire, elle me disait : « C’est normal à vot’ âge ! » Bon, ben… J’ai arrêté de conduire.
Pis après, j’y voyais mêm’ pus pour lire… Et elle me disait toujours : « C’est normal à vot’ âge ! »
Ben moi j’y disais qu’j’avais pourtant des copines de mon âge, qu’étaient allées chez d’aut’s ophtalmos, et qu’elles avaient été opérées de la cataracte, et que maintenant elles voyaient bien… Quand j’y disais ça, vous savez ce qu’elle faisait, hein ? Elle me rigolait au nez !
La dernière fois que j’ai été la voir, j’y ai dit que j’en avais marre, et que je voulais me faire opérer : elle a point voulu ! Ben j’ai fini par y jeter mes lunettes à la goule ! Et j’y ai dit que j’allais changer de crèmerie !
C’est comme ça que je suis venue voir le docteur G…. ça a point été facile pour avoir un
rendez-vous.
Mais il a pas hésité, y m’a dit : faut qu’on vous
opère !
Ben ça y est, maintenant me v’là opérée des deux yeux. Et à c’t’heure, je lis mon journal !
Depuis le temps…
Si j’avais su… »
Et puis lentement, posément, la petite dame d’égrener :
Ah… la salope… »
La salle
d’attente s’est trouvée comme électrisée par cet orage d’une violence inouïe… et nous sommes tous restés médusés…
Mais comment aurais-je pu prévoir que j’allais déclencher une telle réaction de la part d’une petite femme qui me semblait plutôt
timorée…
Après ce tonitruant coup de tonnerre, la pièce est maintenant redevenue silencieuse… et je peux lire sur les yeux des personnes présentes comme une sorte d’ébahissement…
Quelques instants encore, et semblant soudain apaisée, ma voisine de soupirer :
« Ah… Si j’étais restée chez elle, hein, comment qu’je s’rais, à
c’t’heure ?
Ah…. »
Vous comprendrez pourquoi j’ai préféré taire
pudiquement le nom de la personne ayant déclenché l’ire de ma voisine…
Je me contenterai simplement d’ajouter que madame X ne trouvait pas
urgent non plus qu’on opère mes yeux… qui n’étaient sans doute pas encore aussi délabrés que ceux de ma petite dame en noir.
Nous étions donc au moins deux dans cette salle d’attente à avoir changé de crèmerie !!!
Mais je n’ai pas eu le loisir de le dire à ma voisine, qui a exprimé sans ambages, et beaucoup plus vertement que je n’aurais pu le faire, ce qu’elle pensait de cette praticienne pour le moins contestée.
Ah….
PS: une personne ayant lu cette anecdote me dit dernièrement: "Cette petite dame, quand elle s'est exprimée, c'était vraiment le cri du coeur. "
Pour ma part, je pense qu'il s'agit tout autant du cri de la rancoeur!!!
On voit tellement de choses ces temps-ci…
Ce matin brille un soleil radieux qui m’invite à faire une petite séance de vol. Le vent
vient du Sud-Sud-Est…
Il s’avère cependant que notre région n’est pas réputée
pour détenir des collines permettant de pratiquer le vol de pente avec ce type de brise…
Mais, équipé d’un motoplaneur électrique, je pars quand même en quête d’une prairie afin de pouvoir
décoller.
C’est pourtant pas facile à dénicher en ce début de printemps !
Entre les champs qui viennent d’être labourés, ceux dans lesquels on a abondamment égaillé du fumier… Ceux destinés aux foins et où l’herbe commence
à être trop haute…
Mais le hasard fait parfois bien les choses ! Remontant le chemin touristique du Gros-Roc, j’avise
un oiseau qui semble profiter d’un courant ascendant. Il est juste au-dessus d’un herbage pentu occupé par quelques jeunes bêtes qui paissent paisiblement tout en bas.
Je gare mon véhicule, je sors le modèle du coffre, je passe sous la clôture, je branche les fils ; petite visite pré-vol pour essai moteur et gouvernes. Et je lance !
Mon planeur prend gentiment de l’altitude…
Passe alors très
lentement un véhicule utilitaire… qui monte la petite route…
Véhicule que je vois redescendre presque aussitôt, et qui se gare à côté de ma voiture…
J’en vois descendre un homme de taille moyenne, abrité sous une casquette à carreaux, vêtu d’une salopette bleue et muni d’un bâton de
vacher ; il enjambe la clôture, et se plante là…
Je pose alors prestement mon modèle : durée du vol : 2minutes
45 !
Puis je me dirige vers le nouveau venu.
C’est moi qui ai le redoutable honneur d’entamer la conversation.
« Bonjour Monsieur, je suis sans doute sur une de vos terres…
- Ouais… que me fait l’homme en mâchouillant un mégot de cigarette roulée qu’il a scotché sur sa lèvre inférieure. (Comme une sorte de Lucky Luke du Far West de la
France!)
- C’est la première fois que je viens ici, c’est pour un essai… dis-je timidement
- Ouais… »
Mon homme ne se montre
guère causant. Par opposition aux bavards que l’on nomme par chez nous les « causeux », celui-ci doit être un « taiseux »….

Long silence. Et avisant mon boîtier d’émetteur, il me jette :
« C’est quoi vot’ truc ? »
Je commence à lui expliquer…
Mais cela ne semble pas vraiment
l’intéresser.
Puis il reprend :
« Vous avez vu, y’a des bêtes ? »
A mon tour de causer à l’économie :
« Ouais ! »
« Et elles sont toutes folles de ce temps-là !
- Ah ? cela ne m’a pas semblé… mais si je m’étais rendu compte de leur énervement, je ne serais même pas entré dans cette prairie…
- Ouais, que me fait l’homme en mâchouillant toujours son mégot qu’il s’efforce de faire durer le plus longtemps possible.
- Mais c’est souvent que j’utilise un herbage pour faire décoller mes modèles. Dans le coin, les gens me connaissent… »
Pas de réaction…
J’enchaîne alors :
« Voyez, mon appareil, c’est du polystyrène, et quand je mets le moteur électrique en route, y’a pas de quoi affoler le monde avec le bruit… »
Long silence… Et laissant un vide après chaque phrase, il commence à
égrener :
« Ouais… mais les bêtes, elles sont toutes folles de ce
temps-là !
Et pis, on voit tellement de choses ces temps-ci…
Moi, faut que je vienne de Sainte-S…
Hein, si les bêtes elles foutent le camp du champ, hein ? »
Voilà mon taiseux devenu soudain bavard. Placide, mais bavard…
Je crois alors comprendre qu’il
me faut le rassurer.
Et moi d’expliquer alors que… et encore que… et puis encore que…
Et à chacun de mes arguments en vue de lui montrer que j’étais un type responsable, accueilli partout aux alentours sans problème… mon homme de
ponctuer systématiquement, sobrement, imperturbablement :
« Et pis… on voit
tellement de choses ces temps-ci… »
Long silence à nouveau… que je tente pourtant de rompre avec cette
invite :
« Bon, alors, quand les bêtes ne sont pas dans le pré, me donnez-vous l’autorisation de… »
Et là, il me coupe sèchement :
« Ouais, mais on voit tellement de choses ces temps-ci… »

Cela m’a rappelé un souvenir du même style : c’était il y a bien longtemps, à quelques dizaines de kilomètres de l’endroit d’aujourd’hui, où j’avais été accueilli par un paysan « taiseux » muni d’un sorte de hallebarde… et qui là aussi n’avait rien voulu entendre.
Le temps semble long, très long, dans ce genre de… dialogue…
Mon homme du jour s’est éloigné lentement, il est descendu voir ses bêtes… et le temps
que je remballe mon modèle dans le coffre, il était déjà revenu. Je lui fais alors remarquer qu’en l’absence de son consentement, j’avais rangé mes affaires…
Long silence… Lourd silence…
Je tente de renouer le contact, et j’ai l’audace de tenter timidement une nouvelle fois :
« Mais… s’il n’y a pas de bêtes dans
le champ… ??? »
Il ne me répond pas.
Lucky Luke continue de mâchouiller son mégot, et la tête baissée, il martèle très lentement le sol en cadence avec son bâton qui tinte douloureusement sur le goudron. Ce n'est pas le supplice de la goutte d'eau, mais en ce
qui me concerne, ça lui ressemble!
Puis il se décide à ouvrir la porte de sa voiture, et me lâche sur un ton monocorde,
empreint d'une sobriété dont il doit faire preuve quotidiennement : « Au revoir monsieur… »
Il ne m’a pas refusé l’accès de sa prairie.
Il ne m’a pas dit oui... il ne m’a pas dit non…
Un Normand égaré dans le Bas-Maine ?
Mais il est parti, me laissant là comme un péquenaud.
Ne vous l’avais-je pas dit ?
« On voit tellement de choses ces temps-ci… »
----------------------------------- En guise d'épilogue --------------------
Dans mon récit, j’ai omis volontairement un petit détail, le détail qui tue! Car il me suffira de
grimper d’une cinquantaine de mètres, me placer dans la prairie à gauche de la route, en face celle que j’ai voulu utiliser hier, pour balancer mon
motoplaneur de cet endroit, et ensuite aller exploiter la pentounette que je visais… car dans cet herbage côté gauche, qui permet déjà de balancer aussi en direction de l’OSO, l’agriculteur m’a donné son feu
vert !!!
J’irai ainsi survoler les « terres interdites » en toute
impunité…
Comme quoi, à malin, malin et demi !!!
Voyez, c’est presque un conte à la manière de Maupassant !!!
Contant content… ou pas comptant ?
Question de mode (la mode, bien sûr, celle de printemps…) on me raconte ces temps-ci que l’on va réformer les programmes de l’Ecole Primaire.
Voilà donc (re)venu le temps des réformes… pour « moderniser le système »… dit le Ministre qui trouve
sans doute l’actuel système imparfait (du subjonctif ?) et qui doit rendre des comptes à ses concitoyens.
C'est... impératif!!!
Encore un aménagement futur
(simple ?) qui viendra s’empiler par dessus toutes les réformes du passé (antérieur?), sans aucun dépoussiérage préalable…
A propos de cette nouvelle et énième réforme, j’entends présentement s’exprimer par-ci par-là des gens qui sont contents, d’autres mécontents… Chacun participe… présent !
Et toujours à propos de ces "Nouveaux Programmes de l'Ecole Primaire", question temps et mode de conjugaison (mais ici c’est LE mode !) cette phrase extraite de mon
quotidien, que je vous livre à titre... indicatif: "Le Ministre a décidé de repousser à plus tard l'apprentissage du... passé et du futur antérieur."
Un pas en avant, deux pas en arrière... valse hésitation pour le temps présent !
C'est donc ce qui s'appelle jongler avec la mode, le mode et le temps: remettre à plus tard le passé, et le
faire passer pour le futur!!!
Ah, la conjugaison! Son mode indicatif, son subjonctif, ses participes… avec ou sans conditions... et son conditionnel...
"Ben... Si j'aurais su, j'aurais pas venu!!!" disait Petit Gibus!
Naguère, quand j'abordais l'étude du passé simple avec mes élèves de CM2, je ne manquais jamais un jeu de mots
facile fleurant bon l'allitération: « Ce passé simple pas si simple que
ça!!! »
Et nous envisagions le futur joyeusement. Futur que nous trouvions plus-que-parfait !!!
Mais c'était "dans le temps"! Et pas forcément dans l'air du temps!!!
Nous semblions apparemment tous très contents de jouer avec les mots et les temps!
Ce qui me remet en mémoire un texte que je viens d’exhumer de ma boîte à souvenirs.
Ecrit, en son temps, par une élève de CM2 qui savait conter…
Conte que je livre à votre sagacité… pour votre contentement je l’espère !
Marie-Noëlle… j’espère que tu ne m’en voudras pas !
Contant content… ou pas comptant ?
Je vais vous conter un conte qui ne compte pas pour rien :
Il faut compter le nombre de contes pour savoir qu’il n’y a qu’un conteur qui puisse conter des contes. Ni un comptable, ni un compteur ne peuvent ni conter ni compter. Pour cela, il faut être un vrai conteur.
Un vrai conteur peut conter un conte de vicomte à comte. Le conteur, s’étant adossé au comptoir, conte des contes. Toujours en comptant, le conteur continue de conter, sauf si vous le contrariez. Car un conteur contrarié refuse de conter.
Le conteur s’étant arrêté, je vais abréger.
Même si on ne fréquente plus que les comptables et les comtes, les conteurs ne disparaîtront jamais. Car dans nos cœurs, les conteurs continueront toujours à… compter !
Marie-Noëlle (10 ans à l'époque)