On voit tellement de choses ces temps-ci…
Ce matin brille un soleil radieux qui m’invite à faire une petite séance de vol. Le vent
vient du Sud-Sud-Est…
Il s’avère cependant que notre région n’est pas réputée
pour détenir des collines permettant de pratiquer le vol de pente avec ce type de brise…
Mais, équipé d’un motoplaneur électrique, je pars quand même en quête d’une prairie afin de pouvoir
décoller.
C’est pourtant pas facile à dénicher en ce début de printemps !
Entre les champs qui viennent d’être labourés, ceux dans lesquels on a abondamment égaillé du fumier… Ceux destinés aux foins et où l’herbe commence
à être trop haute…
Mais le hasard fait parfois bien les choses ! Remontant le chemin touristique du Gros-Roc, j’avise
un oiseau qui semble profiter d’un courant ascendant. Il est juste au-dessus d’un herbage pentu occupé par quelques jeunes bêtes qui paissent paisiblement tout en bas.
Je gare mon véhicule, je sors le modèle du coffre, je passe sous la clôture, je branche les fils ; petite visite pré-vol pour essai moteur et gouvernes. Et je lance !
Mon planeur prend gentiment de l’altitude…
Passe alors très
lentement un véhicule utilitaire… qui monte la petite route…
Véhicule que je vois redescendre presque aussitôt, et qui se gare à côté de ma voiture…
J’en vois descendre un homme de taille moyenne, abrité sous une casquette à carreaux, vêtu d’une salopette bleue et muni d’un bâton de
vacher ; il enjambe la clôture, et se plante là…
Je pose alors prestement mon modèle : durée du vol : 2minutes
45 !
Puis je me dirige vers le nouveau venu.
C’est moi qui ai le redoutable honneur d’entamer la conversation.
« Bonjour Monsieur, je suis sans doute sur une de vos terres…
- Ouais… que me fait l’homme en mâchouillant un mégot de cigarette roulée qu’il a scotché sur sa lèvre inférieure. (Comme une sorte de Lucky Luke du Far West de la
France!)
- C’est la première fois que je viens ici, c’est pour un essai… dis-je timidement
- Ouais… »
Mon homme ne se montre
guère causant. Par opposition aux bavards que l’on nomme par chez nous les « causeux », celui-ci doit être un « taiseux »….

Long silence. Et avisant mon boîtier d’émetteur, il me jette :
« C’est quoi vot’ truc ? »
Je commence à lui expliquer…
Mais cela ne semble pas vraiment
l’intéresser.
Puis il reprend :
« Vous avez vu, y’a des bêtes ? »
A mon tour de causer à l’économie :
« Ouais ! »
« Et elles sont toutes folles de ce temps-là !
- Ah ? cela ne m’a pas semblé… mais si je m’étais rendu compte de leur énervement, je ne serais même pas entré dans cette prairie…
- Ouais, que me fait l’homme en mâchouillant toujours son mégot qu’il s’efforce de faire durer le plus longtemps possible.
- Mais c’est souvent que j’utilise un herbage pour faire décoller mes modèles. Dans le coin, les gens me connaissent… »
Pas de réaction…
J’enchaîne alors :
« Voyez, mon appareil, c’est du polystyrène, et quand je mets le moteur électrique en route, y’a pas de quoi affoler le monde avec le bruit… »
Long silence… Et laissant un vide après chaque phrase, il commence à
égrener :
« Ouais… mais les bêtes, elles sont toutes folles de ce
temps-là !
Et pis, on voit tellement de choses ces temps-ci…
Moi, faut que je vienne de Sainte-S…
Hein, si les bêtes elles foutent le camp du champ, hein ? »
Voilà mon taiseux devenu soudain bavard. Placide, mais bavard…
Je crois alors comprendre qu’il
me faut le rassurer.
Et moi d’expliquer alors que… et encore que… et puis encore que…
Et à chacun de mes arguments en vue de lui montrer que j’étais un type responsable, accueilli partout aux alentours sans problème… mon homme de
ponctuer systématiquement, sobrement, imperturbablement :
« Et pis… on voit
tellement de choses ces temps-ci… »
Long silence à nouveau… que je tente pourtant de rompre avec cette
invite :
« Bon, alors, quand les bêtes ne sont pas dans le pré, me donnez-vous l’autorisation de… »
Et là, il me coupe sèchement :
« Ouais, mais on voit tellement de choses ces temps-ci… »

Cela m’a rappelé un souvenir du même style : c’était il y a bien longtemps, à quelques dizaines de kilomètres de l’endroit d’aujourd’hui, où j’avais été accueilli par un paysan « taiseux » muni d’un sorte de hallebarde… et qui là aussi n’avait rien voulu entendre.
Le temps semble long, très long, dans ce genre de… dialogue…
Mon homme du jour s’est éloigné lentement, il est descendu voir ses bêtes… et le temps
que je remballe mon modèle dans le coffre, il était déjà revenu. Je lui fais alors remarquer qu’en l’absence de son consentement, j’avais rangé mes affaires…
Long silence… Lourd silence…
Je tente de renouer le contact, et j’ai l’audace de tenter timidement une nouvelle fois :
« Mais… s’il n’y a pas de bêtes dans
le champ… ??? »
Il ne me répond pas.
Lucky Luke continue de mâchouiller son mégot, et la tête baissée, il martèle très lentement le sol en cadence avec son bâton qui tinte douloureusement sur le goudron. Ce n'est pas le supplice de la goutte d'eau, mais en ce
qui me concerne, ça lui ressemble!
Puis il se décide à ouvrir la porte de sa voiture, et me lâche sur un ton monocorde,
empreint d'une sobriété dont il doit faire preuve quotidiennement : « Au revoir monsieur… »
Il ne m’a pas refusé l’accès de sa prairie.
Il ne m’a pas dit oui... il ne m’a pas dit non…
Un Normand égaré dans le Bas-Maine ?
Mais il est parti, me laissant là comme un péquenaud.
Ne vous l’avais-je pas dit ?
« On voit tellement de choses ces temps-ci… »
----------------------------------- En guise d'épilogue --------------------
Dans mon récit, j’ai omis volontairement un petit détail, le détail qui tue! Car il me suffira de
grimper d’une cinquantaine de mètres, me placer dans la prairie à gauche de la route, en face celle que j’ai voulu utiliser hier, pour balancer mon
motoplaneur de cet endroit, et ensuite aller exploiter la pentounette que je visais… car dans cet herbage côté gauche, qui permet déjà de balancer aussi en direction de l’OSO, l’agriculteur m’a donné son feu
vert !!!
J’irai ainsi survoler les « terres interdites » en toute
impunité…
Comme quoi, à malin, malin et demi !!!
Voyez, c’est presque un conte à la manière de Maupassant !!!