A Chérancé, tout comme dans bien d’autres communes de France et du sud Mayenne, se tenait chaque année la traditionnelle
Assemblée, la fameuse « assembieu »…
Pour nous autres gamins qui avions parfois du mal à nous repérer dans le temps, il y avait un signe avant-coureur. Telles les hirondelles qui annonçaient le
printemps, le camion du père Gaucher était guetté avec une impatience que nous avions du mal à contenir.
Et le jour où nous l’entendions arriver, c’était la joie immense de se dire : on va faire la fête.
Il arrivait en milieu de semaine, avant même que les membres du Comité des fêtes ne commencent à pavoiser le bourg avec des guirlandes.
Fameux camion ! Il sortait tout droit de la guerre ! Mais pas de la seconde ! Non, non, la « Grande Guerre », celle de
14-18 !!!
Je ne saurais dire quelle était la marque de ce véhicule brinquebalant, mais il roulait en faisant un bruit épouvantable. Les jantes me semblaient être en bois… sur
des bandages en caoutchouc plein !
Un détail m’est resté gravé : les « clignotants » !!!
A une certaine époque, les conducteurs signalaient leurs changements de direction comme les cyclistes, avec leur bras, en le mettant à la portière. Et puis on
avait vu fleurir des systèmes avec des « bras mécaniques éclairés et articulés » qui par un mouvement de haut en bas attiraient l’attention du conducteur se trouvant
derrière…
Et le père Gaucher avait été séduit par ce système digne du modernisme ambiant, qu’il avait fini par adapter à sa sauce.
Il avait installé sur chaque côté de son camion un simple morceau de bois peint en rouge, et lorsque le père Gaucher souhaitait virer, il lui
suffisait d’agiter l’extrémité d’une des ficelles se trouvant juste devant son volant pour faire fonctionner son bras articulé.
Nous admirions l’ingéniosité du bonhomme !
Commençait dès lors la construction des différents stands.
Un peu plus tard arrivait l’entrepreneur de bals, qui déchargeait son parquet sur la placette. Puis avec l’aide de ses compagnons-musiciens, il assemblait
tout son puzzle sous l’œil intéressé des marmots du village… Et dès que la salle de bal était montée, nous partions à sa conquête. Il faut dire que cela nous permettait de jouer bien
à l’abri, dans cette « immense » salle provisoire recouverte d’une bâche ; quant au parquet merveilleusement patiné par les couples
de danseurs, il se comportait nettement mieux qu’une mare gelée pour y effectuer de longues glissades. Bien sûr, il fallait jouer dans ce bal sans se faire prendre par
l’entrepreneur, qui nous houspillait parfois. Mais dès qu’il était reparti chez lui…
La petite allée longeant l’église était l’objet de nombreux préparatifs.
C’est d’ailleurs à cet endroit, à la porte de l’église, que nous avions l’habitude de nous regrouper les jours de « sacre ». En
effet, c’est à la sortie que les « noceux » ou les « baptêmeux » nous lançaient à la volée des pièces de 1 Franc et des dragées, pour lesquelles nous
nous battions comme des chiffonniers. Les friandises n’étaient pas enveloppées, elles roulaient dans la poussière, mais nous les dégustions avec délices…
Pour la fête du village, de chaque côté de l’allée, le garde champêtre installait des poteaux dont l’utilisation nous apparaîtrait plus
clairement le dimanche suivant.
La fête communale, c’était l’occasion de relever des défis, de montrer sa force ou sa sagacité…
Les plus grands pouvaient le faire lors de la course cycliste « interrégionale ».
Mais pour les gamins que nous étions, il y avait les jeux traditionnels !
Pour la course à l’œuf, chaque participant insérait dans la bouche une cuillère à soupe contenant un œuf ; puis après le top
départ, il fallait franchir la ligne d’arrivée le premier en n’ayant pas fait d’omelette… et pas question de tenir la cuillère avec les mains au risque d’être disqualifié par le
garde champêtre à la vigilance pourtant bienveillante !
La course en sacs voyait s’affronter des enfants dont les deux jambes se trouvaient enfermées dans un sac de jute… inutile de courir ; il
fallait absolument sauter… en évitant de se casser la figure… mais le bon public se régalait lorsque les coureurs s’entrechoquaient et tombaient comme des quilles !
Le mât de Cocagne permettait aux plus agiles de grimper le long d’un poteau afin d’aller arracher un objet enveloppé dans un papier journal …
On avait droit aussi aux « pots cassés » : yeux bandés et muni d’une perche, il fallait éclater un pot de terre suspendu à une
ficelle tendue entre deux poteaux. Inutile de dire qu’on « brassait un peu d’air » avant d’atteindre la cible…. Et on avait même parfois droit à une douche, car certains
pots contenaient de l’eau, de la farine, de la sciure ; mais tous finissaient par lâcher une récompense.
La course aux grenouilles avait ses fervents partisans. Chaque concurrent devait pousser une brouette dans laquelle on mettait juste avant le départ quelques
grenouilles qu’il fallait bien évidemment avoir encore comme passagères à l’arrivée. Et pour ce faire, on piquait parfois à même le sol les sauteuses d’un
concurrent malheureux !
Parmi tous ces divertissements hauts en couleur figurait : le « baptême des tropiques »… peut-être hérité de la période
coloniale encore toute fraîche dans les mémoires ?
Un concurrent prenait place dans la charrette à bras du garde champêtre, un adulte poussait vigoureusement l’attelage en courant. Et tel un
chevalier du Moyen-âge se livrant aux joutes, le passager muni d’une lance devait viser un petit trou ménagé dans une planche suspendue en travers de l’allée… mais si on ratait son
coup, un ingénieux système se chargeait de vidanger l’eau contenue dans un seau…
Chaque jeu donnait droit à des récompenses : deux ou trois pièces, des friandises…
Avec ces quelques sous gagnés aux jeux, nous allions faire marcher le commerce : trouer des cartons au stand de tir tenu par la mère Gaucher, loterie,
achat de cacahuètes grillées…
Les nombreux cafés qui entouraient la place faisaient eux aussi un commerce florissant, et certains fêtards avaient parfois un peu trop abusé de
la boisson. Ce qui nous donnait la possibilité d’assister à des spectacles souvent comiques d’hommes un peu éméchés… mais il arrivait que les types soient tellement ivres qu’ils
cherchaient la bagarre, ou s’effondraient lamentablement sur l’herbe de la petite place…
Pendant ce temps, le bal battait son plein. Sur l’estrade un orchestre local, avec accordéon, batterie, saxo, banjo… La salle était
surchauffée, et on devait relever les bâches latérales afin de donner un peu d’air aux danseurs dont le visage rouge de plaisir se penchait goulûment vers
l’extérieur. Nous tentions parfois de pénétrer dans le bal, en nous glissant parmi la forêt de jambes des couples qui virevoltaient… mais on se faisait rapidement sortir.
Et puis tard dans la nuit, le bal musette mettait fin à ses flonflons.
Le lendemain avant même que la classe ne reprenne, nous rôdions autour du bal ; les plus téméraires se glissaient sous le parquet… à la
recherche de quelques pièces qui auraient pu échapper aux danseurs, perdues au travers des lattes pas toujours jointives… Et nous y retournions le soir… Il faut dire que la « cueillette
» se révélait parfois fructueuse.
Autre source de revenus : la pêche aux « bocks ». Il suffisait de ramasser dans le bourg les nombreuses cannettes de bières que les
soiffards avaient abandonnées ici et là ; chaque cafetier offrait un « petit sou » en fonction du nombre de bouteilles qu’on lui rapportait
Et puis l’entrepreneur de bal démontait son « parquet » ; le père Gaucher démontait ses baraques, les rangeait sur son camion.
Puis quand il partait, nous l’escortions joyeusement… Lui donnant rendez-vous à l’année prochaine.