D'hier à demain...
Hier, je me suis retrouvé face à quelqu'un qui m'a demandé: "Mais d'où vient votre avatar, ce personnage en culottes courtes derrière lequel vous vous cachez?"
C'est alors que je me suis replongé dans mes souvenirs.
C'était en 1994. Je suis directeur de l'école du village.... Ecole neuve... Inauguration... Discours... Voici ce que j'écrivais à l'époque:
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Au moment d'occuper une nouvelle école, je suis monté dans le grenier de mes souvenirs; et les dépoussiérant quelque peu, je me suis aperçu que j'avais déjà vécu un pareil événement, en tant qu’élève. J'étais au CE2, ou au CM1, je crois; j'habitais une commune dont je représentais la fraction 1/170, et cette minuscule commune avait consenti un gigantesque effort : elle avait investi l'avenir de ses enfants dans un « monumental » groupe scolaire… à deux classes. Consultant les photos jaunies, quelques détails de l'inauguration me reviennent ; mais en fouillant plus profondément dans ma mémoire, d'autres images surgissent.
Lorsque j'étais écolier, le Maître régnait sur un empire dont les bornes atteignaient tout juste l'enceinte de l'école. Ses jugements étaient indiscutables, tout comme devait l’être son savoir, car il ne semblait jamais consulter la bible qu'était l'unique dictionnaire Petit Larousse de cette classe. La sévérité du Maître se devait d’être à la hauteur de sa noble tâche; et lorsque nous avions fait quelque bêtise, il était inutile d'aller nous plaindre auprès de nos parents.
Pourtant, je me plaisais à imaginer qu'un autre personnage lui disputait son
autorité. Ce personnage, ne l'avait-on pas enfermé dans une cage grillagée? De plus, il trônait bien en
évidence au milieu de la pièce, son corps de fonte était prolongé par une queue qui montait vers le plafond, puis bifurquait à angle droit avant de disparaître dans le mur. Il reposait sur quatre pieds dont la forme rappelait les pattes d'un lion, Roi de l’Afrique ! Il était plutôt silencieux, et n’intervenait jamais
au cours des leçons. Pourtant. il lui arrivait de ronronner
bruyamment, lorsqu'on l'avait trop bien nourri. En effet, il faisait l'objet d'un culte assidu, dont les "vieux" de quatorze ans étaient les grands
prêtres. Ces élèves, qui devaient passer le Certificat d'Etudes, lui préparaient ses repas quotidiens.
Pour le petit déjeuner, il s'ouvrait l'appétit avec du papier froissé, du fagot, et enfin du bois coupé menu à la hachette par les grands, ceux du Certif. Ce cérémonial se déroulait dans le
bûcher ; et à l'évocation du mot « bûcher » surgissait l'image de Jeanne d'Arc brûlée vive par la faute de l’infâme évêque Cauchon. En
plat de résistance, mon fauve ingurgitait quelques seaux de charbon. On m'avait bien expliqué que des mineurs descendaient au fond de la terre pour extraire ce combustible. Mais comment la Nature avait-elle pu fabriquer de tels boulets, bien lisses, tous identiques, parfois ornés de deux au trois équateurs en leur
milieu?
Toujours est-il que mon fauve avalait sans sourciller ses différentes rations. Mais lorsqu'on l'avait un peu trop gavé, il se mettait à ronfler: il en rougissait de plaisir, et rayonnait de bonheur. C'est alors qu'avait lieu le miracle. Son corps devenait translucide, et l'on pouvait distinguer tout ce que contenaient ses intestins. C'était comme quand le Maître, profitant du malheur des autres, saisissait l'opportunité d'un bras cassé pour récupérer les radiographies de la victime : nous pouvions ainsi "voir" l'humérus, le radius et le cubitus. Comme j'aimais ces leçons de sciences!
Mon fauve, c'était vraiment le Roi; en classe, il marquait son territoire à l'odeur; parfois à l'aide d'une fumée épaisse et irrespirable; parfois il crottait sur le parquet quelques braises incandescentes; c'est peut-être pourquoi, nous autres, les « petits », nous ne pouvions pas l'approcher; nous devions, comme au zoo, rester derrière les grilles.
Inévitablement, je me prenais à rêver que le royaume de mon fauve figurait sur les cartes de géographie "Vidal-Lablache" qui ornaient les murs de la classe. Ses territoires, dont l'A.O.F. et l'A.E.F., m'apparaissaient en vert sale et marron délavé qui symbolisaient mal à mes yeux sa Toute-puissance sur le continent africain.
C'est grâce à Tintin, le célèbre compagnon du capitaine Haddock, que j'avais appris à connaître l'Afrique ainsi que l'existence du Congo… ( et aussi certains jolis jurons tels que Australopithèques, bachibouzouks, ou mille millions de mille sabords!) Mais cela, bien évidemment, à l'insu du Maître; car à cette époque, les albums n'étaient pas en odeur de sainteté dans les écoles ( on ne disait pas encore B.D.); nous faisions donc circuler discrètement "le sceptre d'Ottokar" ou "les 7 boules de cristal", sachant que nous prenions des risques délicieux... En matière de littérature, Victor Hugo était le Maître incontesté, mais son poème "Océana nox" demeurait bien mystérieux pour le jeune enfant que j'étais. J'y préférais le bon La Fontaine, ou les aventures de l'enfant d'éléphant, au bord du fleuve Limpopo.
Au printemps, avec le retour des hirondelles, mon fauve disparaissait de la
classe. Tout comme les cloches partaient pour Rome à Pâques, je m'imaginais qu'il retournait en Afrique afin d'inspecter son royaume, et faire des
réserves de chaleur qu'il nous distribuerait à son retour. Effectuait-il un voyage inverse à celui des oiseaux migrateurs? Hibernait-il, prenant la place des ours ou des marmottes ?
Je n'ai jamais bien su...
Ce fauve n'était qu'un banal poêle à charbon, mais il avait pris dans mon imaginaire une place de choix.
Refermant mon livre de souvenirs, j'étrenne donc une école neuve. Sommes-nous si nombreux, les instituteurs ayant connu cette expérience deux fois? l'une encore enfant, l'autre à l'âge adulte?
Je mesure l'importance de l'événement.
Cependant, à l'évocation de ce qu'était l'Ecole il y a quelques décennies, je ne peux me défaire d'une question; les enfants d'aujourd'hui auront-ils, comme moi, connu un "monstre" dans leur scolarité, un "monstre sacré" qui pourrait "faire de l'ombre" au Maître, ou qui permettrait de "s'évader"'? Je crois, peut-être à tort, qu'ils évoqueront l'informatique et ses multiples développements, que nous commençons à peine à entrevoir: ordinateur corrigeant les "fautes d'orthographe", jouant une symphonie de Beethoven, contenant tous les volumes du Grand Larousse illustré, ou détaillant les tableaux des maîtres de la peinture...
Et tout cela grâce à la mémoire d'éléphant d'un simple CD ROM, pas plus gros qu'un disque compact.
Chaque époque n'aurait-elle pas droit à ses dinosaures?
Monstrueux, non?
Bernard Munoz
Texte rédigé en 1994, à l’occasion de l’entrée dans le groupe scolaire neuf
Paru dans le Bulletin Municipal… accompagné de la caricature, due au talent de François Soutif.
http://leszateliersdelatetedebois.wordpress.com/creations/francois-soutif/